Pour se comprendre : parler le même langage (8)
Vous vous souvenez peut-être qu’en 2012, le gouvernement Harper a modifié la Loi sur le droit d’auteur dans le but, disait-il, de la moderniser.
Dans la réalité, cette modernisation a surtout avantagé les utilisateurs, individus ou organisations, qui bénéficient d’un accroissement du nombre des exceptions et de l’élargissement des exceptions déjà en vigueur. Non seulement ces exceptions non rémunérées empiètent, par nature, sur les droits des auteurs, mais selon l’interprétation large et libérale qui est préconisée par des groupes de consommateurs, elles permettraient de reproduire ou d’utiliser les œuvres sans payer de redevances et sans le consentement de leurs auteurs. Résultat, cinq ans plus tard, sous l’influence de cette interprétation, dans le seul secteur du livre, les auteurs et éditeurs québécois et canadiens ont vu leurs revenus amputés de dizaines de millions $.
(Huitième et dernier article d’une série sur notre Lexique des termes usuels des contrats d’édition et reddition de comptes.)
Par Danièle Simpson
Revoir une loi qui appauvrit les artistes
Au Québec, le total des redevances collectées par la société de gestion collective des droits de reproduction Copibec pour les licences du secteur de l’éducation a diminué de près de 15 %, de 11 millions $ à 9,4 millions $ entre 2012 et 2017. Et cela malgré une croissance continue du nombre d’étudiants. Ces pertes se reflètent dans une diminution du montant redistribué aux auteurs et aux éditeurs en provenance de ces licences. Ainsi, entre 2015-16 et 2016-17, le montant des redevances redistribuées pour le forfait éducation a baissé de 17,4 %. La situation est encore plus catastrophique au Canada anglais puisque les redevances versées par la société de gestion Access Copyright ont chuté de 80 % en cinq ans (voir l’article du Devoir).
Difficile de croire que la Loi sur le droit d’auteur, créée initialement pour protéger les créateurs, remplit toujours cette fonction de manière adéquate. On peut donc espérer que le gouvernement Trudeau voudra rétablir la situation. Il en a actuellement l’occasion puisque la Loi doit faire l’objet d’un examen tous les cinq ans. En principe, le début des travaux aurait dû être annoncé le 7 novembre dernier, date anniversaire de l’entrée en vigueur de la Loi, mais ne l’a pas été. Ce n’est sûrement que partie remise.
Dans le cadre de cet examen, chaque association artistique devra présenter au gouvernement les modifications à la Loi qu’elle juge nécessaires et il est à espérer que ses membres l’appuieront en faisant pression sur les élus pour que ces demandes soient prises en considération. L’UNEQ a fait de l’examen de la Loi sa priorité en 2018, car l’amélioration des conditions socioéconomiques des écrivains est l’une de ses responsabilités premières.
L’utilisation équitable : une notion imprécise
La portée de l’exception d’utilisation équitable n’est pas définie par la loi. Elle permet, selon l’article 29, d’utiliser une œuvre protégée à condition que l’usage soit destiné à une des fins citées dans l’article (étude privée, de recherche, d’éducation, de parodie ou de satire) et qu’il soit équitable.
Ce qui n’est pas indiqué, toutefois, c’est quelle portion de l’œuvre peut être utilisée sans qu’il y ait violation de droit d’auteur. Ce flou a mené, comme prévu, à une judiciarisation des rapports entre les créateurs et les utilisateurs. Pour les tribunaux, tout dépend des faits (l’œuvre, les circonstances particulières) et de l’impression, mais pour certains utilisateurs, il s’agit de reproduire le plus en payant le moins.
Ainsi, au Québec, Copibec a dû poursuivre l’Université Laval qui a décidé de son propre chef et sans l’approbation des tribunaux ou de la Loi, que l’utilisation équitable permettait de reproduire un « court extrait » allant jusqu’à 10 % de l’œuvre ou à un chapitre, précisant dans sa Politique que « dans chaque cas où l’on envisage d’utiliser un court extrait, il importe de se prévaloir de la plus avantageuse des possibilités offertes. »
Le 10 octobre 2010, au moment de l’étude du projet de loi qui a mené à la Loi actuelle, le Barreau du Québec avait écrit au ministre du Patrimoine d’alors, James Moore, pour le prévenir des difficultés qui allaient survenir : « À plusieurs égards, le projet de loi introduit de l’incertitude juridique de nature à encourager la judiciarisation des rapports entre les auteurs, les fournisseurs et les consommateurs usagers. » Le Barreau recommandait plutôt « de mettre de l’avant la gouvernance de la gestion collective des droits d’auteur. » Le gouvernement ne prit pas en compte ce judicieux conseil.
La gestion collective : une grande oubliée
Le Barreau avait pourtant bien défendu sa position, arguant que l’UNESCO reconnaissait l’importance de la gestion collective du droit d’auteur dans les sociétés modernes, car elle « favorise l’exploitation licite des œuvres et prestations culturelles. » (Paula Schepens, Guide sur la gestion collective des droits d’auteur. La société de gestion au service de l’auteur et de l’usager, UNESCO, 2000.)
Le Barreau se disait « très favorable à cette approche non judiciaire et contractuelle visant la rémunération des auteurs, car elle favorise l’accès du public à la culture et aux œuvres. Cette approche moderne et socialement responsable est en droite ligne avec les valeurs de justice accessible et de résolution équilibrée des différends entre les auteurs et les usagers. » Il regrettait que le projet de loi compromette l’équilibre entre créateurs et utilisateurs que la gestion collective assure et insistait sur le fait que la compensation payée aux auteurs n’était pas une taxe mais un salaire.
Le livre : une matière première indispensable
Les écrivains sont particulièrement concernés par les exceptions pédagogiques contenues dans la Loi, car leurs œuvres sont le fondement de l’éducation. Voici un résumé des nouveaux droits dont jouissent les établissements d’enseignement.
- Ils peuvent reproduire des œuvres pour les présenter visuellement en classe sauf si celles-ci ne sont disponibles sur le marché canadien sur un support approprié, moyennant des recherches, un délai et un coût raisonnables…
- qu’il est possible de se procurer, au Canada, à un prix et dans un délai raisonnables, et de trouver moyennant des efforts raisonnables ;
- pour lequel il est possible d’obtenir, à un prix et dans un délai raisonnables et moyennant des efforts raisonnables, une licence octroyée par une société de gestion pour la reproduction, l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication, selon le cas.
- Selon les mêmes conditions, les œuvres peuvent aussi être reproduites, traduites, exécutés et communiquées par télécommunication à des fins d’examen. (Il est à noter que dans ces deux cas, la Loi, dans sa version pré-2012, permettaient aux auteurs d’obtenir des redevances par l’inclusion de ces activités de reproduction dans une licence venant d’une société de gestion collective.)
- Ils peuvent utiliser une œuvre protégée dans le cadre d’une leçon, d’un contrôle ou un examen et la communiquer par télécommunication aux élèves inscrites au cours. Les leçons, contrôles ou examens doivent être détruits 30 jours après que l’élève a reçu son évaluation (mais il n’y a aucun moyen de le vérifier).
- Ils peuvent reproduire une œuvre librement accessible sur Internet, la communiquer par télécommunication et l’exécuter devant public, sauf si un avis bien visible interdisant l’utilisation est affiché sur le site (autre que le sigle ©), son accès est restreint par une mesure de protection technique ou si l’œuvre a été mise en ligne illégalement.
La Loi sur le droit d’auteur a également étendu au support numérique la licence de reproduction par photocopie à des fins pédagogiques signée entre une société de gestion collective et un établissement d’enseignement (sans augmentation des redevances).
Quant aux bibliothèques, elles ont les nouveaux droits suivants :
- Reproduire une œuvre si la bibliothèque juge que son support initial est en voie de devenir désuet ou fait appel à une technique en voie de devenir indisponible et que le support approprié n’est pas disponible sur le marché (l’appréciation relève de la bibliothèque et aucun critère ne vient baliser sa décision).
- Reproduire un article de périodique à condition de n’en remettre qu’une seule copie à la personne à qui elle est destinée (ce qui n’empêche pas cette personne de la reproduire ultérieurement).
- Remettre une reproduction numérique à une personne qui en a fait la demande à une autre bibliothèque (prêt entre bibliothèques). Cette personne ne doit en faire qu’une seule impression et la bibliothèque doit prendre les moyens pour l’empêcher de faire plus d’une copie ou de communiquer l’œuvre à quelqu’un d’autre, ou de l’utiliser plus de cinq jours ouvrables après la date de première utilisation (mais la nature de ces mesures n’est pas précisée).
Les dommages et intérêts : peu de risques pour les contrevenants
Des dommages et intérêts préétablis peuvent être demandés par l’auteur lorsque son œuvre est reproduite sans autorisation ni rémunération en contravention avec la Loi sur le droit d’auteur. Cependant, en ce qui concerne les violations à des fins non commerciales, et c’est ce qu’argueront les établissements d’enseignement, les dommages et intérêts préétablis dans la Loi sont tellement minimes qu’ils perdent tout effet dissuasif. Voici comment la loi fixe à l’article 38.1 b) la valeur des dommages-intérêts préétablis :
« dans le cas des violations commises à des fins non commerciales, pour toutes les violations — relatives à toutes les œuvres données ou tous les autres objets donnés du droit d’auteur —, des dommages-intérêts, d’au moins 100 $ et d’au plus 5 000 $, dont le montant est déterminé selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence. »
Cela signifie dans les faits que l’auteur dont l’ensemble de l’œuvre (disons 25 livres) a été reproduit et utilisé sans son consentement et sans rémunération pourra recevoir un maximum de 5 000 $ et ce, après avoir payé des frais juridiques qui risquent de dépasser largement cette somme. Sans vouloir faire de procès d’intention au législateur, force est de constater que cette disposition n’encourage pas les artistes à défendre leurs droits. De plus, s’agissant de fins non commerciales, si un auteur choisit d’obtenir des dommages et intérêts préétablis, l’article 38.1(1. 2) empêche tout autre auteur de demander de tels dommages pour les violations commises sur ses œuvres pendant cette même période. C’est donc un maximum de 5 000 $ pour toutes les œuvres et tous les auteurs !
En ne signant pas, en 2014, la licence de Copibec qui permettait de distribuer aux auteurs et éditeurs des redevances de l’ordre de 450 000 $, l’Université Laval pensait certainement qu’elle ne risquait pas grand-chose : au pire, une amende de 5 000 $ en plus des frais juridiques. Elle n’avait probablement pas prévue que la poursuite de Copibec et des titulaires de droits se ferait sur la base d’une action collective, ni que la Cour reconnaîtrait le bien-fondé de cette requête.
Même si la question de fond n’a pas été réglée, il est clair que l’action collective a fait monter les enchères. Le 13 mars dernier, Copibec annonçait dans un communiqué qu’elle déposait devant la Cour supérieure, qu’à titre de représentante des membres à l’action collective, elle réclamait, au nom des milliers d’auteurs et d’éditeurs québécois et étrangers lésés par l’Université Laval, « des dommages matériels, moraux et exemplaires qu’elle estime déjà à plus de 7 millions de dollars, auxquels peuvent s’ajouter 1,5 million de dollars additionnels par nouvelle session universitaire jusqu’au jugement. »
Au Canada anglais, la société de gestion Access Copyright, qui a poursuivi l’Université York de Toronto pour son refus de conclure avec elle une licence pour l’utilisation des œuvres de son répertoire, a eu gain de cause en Cour fédérale en juillet dernier. Le juge a estimé que les lignes directrices sur l’utilisation équitable établies unilatéralement par l’université n’étaient pas équitables et qu’elles étaient arbitraires. Le juge a également conclu que l’Université devait payer les redevances demandées par Access Copyright.
Quel sera l’impact de cette décision sur la Cour supérieure québécoise ? On n’en sait rien pour le moment, mais ces deux exemples démontrent à quel point l’imprécision de la loi a des effets négatifs sur les milieux de la culture et de l’éducation et mène à une situation opposant, au détriment de tous, le monde de l’éducation à celui de la culture. Alors que la gestion collective offre une voie de conciliation et d’équilibre, le législateur s’est déchargé de ses responsabilités sur les tribunaux. Si la situation n’est pas clarifiée, cela façonnera une loi en forme de patchwork, au gré des décisions des diverses Cours interpellées.
L’appui des créateurs
Que pouvons-nous faire ? Intervenir personnellement ou en groupes, profiter des événements littéraires pour faire entendre notre voix, écrire des lettres aux élus, en appeler aux médias, dénoncer l’iniquité de la multiplication des exceptions à la Loi qui dépouille les créateurs de leur droit de gérer l’utilisation de leur œuvre et d’être payé pour ces utilisations, bref exposer sur la place publique la nécessité de revoir l’ensemble des dispositions d’une loi qui est censée défendre l’auteur.
L’UNEQ rédigera des lettres types à adresser aux élus et aux médias qui seront disponibles sur son site et indiquera les liens à suivre pour trouver l’adresse courriel de vos députés fédéraux et provinciaux. Vous pourrez utiliser les lettres telles quelles ou les modifier à votre guise.
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Le Lexique des termes usuels des contrats d’édition et reddition de comptes (PDF)
Le communiqué de presse sur le Lexique