Le territoire des mots

«Je crois au mélange des êtres et des genres,
cette merveilleuse chose qui nous rend
plus beau, plus intelligent, plus ouvert.»
Louise Desjardins

 

La longue tradition des entretiens enchaînés se perpétue alors que Marie Christine Bernard s’intéresse aux territoires déployés dans l’oeuvre de Louise Desjardins. Les grands espaces se rencontrent…

 

Marie Christine Bernard
Marie Christine Bernard. Crédit: Martine Doyon

Marie Christine Bernard/ Dans votre œuvre, le territoire tient une place prépondérante. Territoire de soi, territoire de l’autre, à parcourir et à découvrir. Le territoire d’une romancière est-il nécessairement lié à celui de ses personnages?

Louise Desjardins. Source: www.editionsboreal.qc.ca
Louise Desjardins. Source: www.editionsboreal.qc.ca

Louise Desjardins/ J’ai besoin d’inscrire ma fiction dans un lieu réel que je connais bien. C’est mon ancrage, et à partir de là, tout l’univers est possible. Au début quand je n’écrivais que de la poésie, je n’avais pas vraiment de territoire sauf celui, très abstrait, de mon imaginaire. Je pense que j’ai vraiment trouvé ma voix en écrivant mon recueil La 2e Avenue et ensuite mon roman La love, deux œuvres qui nomment pour la première fois le territoire retrouvé de mon enfance, celui de l’Abitibi. Par un jeu de va et vient, mes personnages, une fois ancrés dans leur lieu d’origine, peuvent parcourir le monde et aller au bout de leurs désirs.

M. C. B./ Du côté du territoire physique, on remarque dans vos récits une dichotomie ville/forêt, vos personnages passant de l’un à l’autre, chaque lieu étant tour à tour refuge ou lieu d’errance. Peut-on y voir une réflexion sur la place du territoire dans l’imaginaire collectif?

L. D./ Le territoire pour moi est la question fondamentale, le lieu de vie et de survie, celui qui fera en sorte que, selon qu’on le protège ou pas, l’humanité pourra se tailler un avenir. Les villes satisfont mon besoin de culture, de nouveauté, de diversité, mais elles deviennent vite toxiques. La forêt satisfait quant à elle, mon besoin d’espace, de calme, de silence, mais à la longue elle m’empêche de me confronter au choc des êtres et des cultures. Prendre le métro à Montréal ou à Buenos Aires ou à Paris est un thermomètre de la société. Mes personnages se promènent pour fuir un territoire aliénant, mais aussi pour retrouver un espace qui leur soit vital. Il y a un insatisfaction profonde, une grande fatigue, peut-être, dans plusieurs de mes personnages, et la fuite constitue pour eux un exutoire salutaire.

M. C. B./ Lieux de quête ou lieux de découverte, de soi ou de l’autre, ville et forêt paraissent le reflet l’un de l’autre, à la fois s’opposant et se ressemblant. Territoires métissés en fait. Peut-on penser que vos personnages portent en eux cette dualité?

L. D./ Certainement, parce que nous sommes faits de dualité, de forces contraires qui nous poussent vers l’avant, qui nous font reculer aussi. Ce métissage nous empêche de pourrir dans notre petit moi. Je crois au mélange des êtres et des genres, cette merveilleuse chose qui nous rend plus beau, plus intelligent, plus ouvert. Quand mes personnages voyagent, vont vers les autres, vers l’inconnu, cela agit comme un catalyseur leur permettant de revenir à l’origine, de retourner dans leurs racines profondes et de se renouveler, de s’enrichir.

M. C. B./ La littérature, si elle était pour vous un territoire, comment la décririez-vous? Et vous comme écrivain, quelle sorte de territoire êtes-vous?

L. D./ La littérature est un grand territoire, plus grand que l’univers et elle a ce don de nous amener dans des lieux inconnus. Quand j’étais petite à Noranda, début des années cinquante, comme je ne possédais pas beaucoup de livres, je les relisais plusieurs fois, surtout ceux de la comtesse de Ségur que je savais presque par cœur. Je pensais alors que pour exister, un livre devait obligatoirement raconter une histoire qui se passait sur un autre continent, très loin, à Paris ou en Russie. Les noms de rues me faisaient rêver, des noms comme Gay-Lussac, Gît-le-Cœur ou Chat-qui-Pêche. Bien entendu, je les trouvais plus mystérieux que Principale, 2e Avenue ou Horne. Je ne lisais que des romans français ou européens parce que la littérature québécoise n’était pas enseignée à l’école.

Mes histoires se passent presque toujours en Abitibi. Mes lieux d’enfance, Noranda et le lac Vaudray, font partie de l’ADN de mon écriture, et je pense qu’ils peuvent permettre à des gens d’ici de se reconnaître tout en faisant rêver des lecteurs d’ailleurs, qu’ils soient de France, d’Argentine ou d’Égypte. Cette attirance vers le nord infini, cette région du monde où tout est encore à faire, je l’ai vue dans les yeux des lecteurs de Brno en République tchèque, je l’ai sentie également au Mexique et ailleurs quand j’ai fait la lecture d’extraits de Ciels métissés. J’ai reconnu chez ces lecteurs le regard qu’enfant, dans ma petite chambre de Noranda, je portais sur Les malheurs de Sophie ou sur d’autres livres qui me permettaient d’arpenter des rues étrangères tout en pénétrant dans un univers auquel je pouvais m’identifier. Les noms de lieux existent dans les dictionnaires et dans les livres de géographie, mais ces lieux ne vivent et ne nous parlent vraiment que dans les histoires qui s’y passent et dans l’âme de leurs habitants. Les mots sont plus qu’un GPS du territoire, ce sont des GPS de l’âme. Avec eux, on se perd un peu moins, peut-être, dans le dédale de l’existence.

Alors, comme écrivain, je suis l’Abitibi et le monde.

Pour en savoir plus

Marie Christine Bernard sur L’Île.
Louise Desjardins sur L’Île.