Internet Archive, la bibliothèque californienne qui pirate vos livres

Montréal, 29 avril 2020 — Vous avez peut-être entendu parler de la « bibliothèque nationale d’urgence » créée aux États-Unis par Internet Archive, qui offre des livres électroniques gratis aux amateurs de littérature confinés à domicile par la pandémie de la COVID-19. Une initiative qui a provoqué l’ire d’associations d’écrivaines et d’écrivains.

Cette polémique sur le droit d’auteur, qui semble étrangère à l’industrie du livre québécois, constitue pourtant une menace tangible : n’importe qui peut voir son œuvre piratée par Internet Archive, y compris au Québec. Explications.

L’une des plus importantes entreprises de numérisation de livres au monde

Internet Archive, à San Francisco, été fondée en 1996 par un entrepreneur « .com », Brewster Kahle. Son entreprise Alexa Internet (spécialisée dans les statistiques sur le trafic web) a été rachetée par Amazon en 1999 pour 250 millions $ US. Depuis cette date, Brewster Kahle consacre une partie de sa fortune personnelle à soutenir Internet Archive.

Cette organisation a développé une bibliothèque en ligne, à l’adresse archive.org, qui archive des livres, des sites web, des logiciels, de la musique, des vidéos, etc. En ce qui concerne la littérature, il s’agit de l’une des plus importantes entreprises de numérisation de livres au monde, en partenariat avec des bibliothèques universitaires. Et pas seulement des bibliothèques américaines : la Trent University, en Ontario, a donné 250 000 livres à Internet Archive en 2018 (voir le communiqué de l’université).

De plus, Internet Archive achète elle-même des bouquins pour les numériser. On y trouve aujourd’hui des livres provenant de nombreux pays, dans plusieurs langues.

Onze formats numériques différents et des versions audio

À partir d’un livre imprimé ou d’un microfilm, Internet Archive crée des copies numériques en plusieurs formats : PDF, EPUB, Daisy, Kindle, texte seul, etc. Ce travail de numérisation, très bien fait (il faut le souligner), offre accès à des documents parfois difficiles à dénicher autrement.

Internet Archive a numérisé des ouvrages de notre patrimoine littéraire que l’on ne trouve pas au format numérique à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) ou à Bibliothèque et Archives Canada. Un exemple : Cinq années de séjour au Canada, journal de voyage de l’Irlandais John Edward Talbot, venu coloniser dans le Haut-Canada en 1818 et qui a aussi visité Montréal, Québec ainsi que des campagnes du Bas-Canada. Traduit en français, ce journal a été publié à Paris en 1825. À BAnQ comme à Bibliothèque et Archives Canada, il faut se déplacer pour consulter un antique exemplaire imprimé de l’ouvrage parisien ou une copie sur microfilm. Sur le site web Internet Archive, l’édition de 1825 est disponible en 11 formats numériques différents. L’exemplaire qui a permis ce travail de numérisation provient de l’Université d’Ottawa.

Non seulement Internet Archive numérise de vieux bouquins en plusieurs formats, son site web attribue une URL statique (une adresse web qui commence par https://) pour chaque page d’un livre numérisé. Constatez-le par vous-même avec le livre de Talbot : lorsque vous tournez les pages du livre numérique, l’URL change. Les internautes peuvent ainsi citer ou partager une page en particulier.

Et pour finir, la numérisation permet à Internet Archive de fabriquer un livre audio, sur certains titres : le texte est lu par un logiciel qui produit une version audio (avec une voix synthétique).

Copies pirates

Un organisme sans but lucratif soutenu par un multimillionnaire numérise de vieux livres du domaine public et les rend accessibles à tous ? Rien à redire.

Mais il y a un gros, gros hic  : une partie des ouvrages numérisés par Internet Archive est protégée par le droit d’auteur… Selon la National Writers Union, à New York, une forte proportion des titres disponibles dans le site Internet Archive et dans un site web de la même organisation, Open Library, a été éditée dans les années 1990. Une simple recherche par mots clés dans ces sites web permet de découvrir de nombreux titres relativement récents.

Faut-il le rappeler, numériser un livre protégé par le droit d’auteur sans l’accord de l’ayant droit, c’est réaliser une copie pirate.

En 2018, plusieurs syndicats d’écrivains du monde anglophone (États-Unis, Canada anglais, Royaume-Uni, Australie), sous le leadership de la National Writers Union, ont protesté contre ce piratage. Internet Archive a répliqué en soutenant que les livres protégés sous droit d’auteur et numérisés par ses soins ne sont pas en libre accès comme les livres du domaine public, qu’ils sont prêtés aux utilisateurs (controlled digital lending, « prêt numérique contrôlé ») et que cette pratique est conforme au fair use, disposition de la loi américaine sur le droit d’auteur.

À première vue, les livres récents sur Internet Archive et Open Library sont offerts en prêt, pour deux semaines, au format EPUB ou PDF crypté. Mais pour emprunter, il suffit de s’inscrire, gratuitement, en fournissant une adresse de courriel et un mot de passe. Il n’y a aucune autre barrière à l’entrée, le « prêt » d’un livre est offert à un nombre illimité d’utilisateurs dans le monde ! Tout le contraire du principe « un utilisateur, un livre, un emprunt » du prêt numérique dans les bibliothèques qui se respectent.

En janvier 2019, l’UNEQ a relevé de nombreux ouvrages québécois dans les sites web Internet Archive et Open Library. Pour s’en tenir aux membres de l’UNEQ, on y trouvait des livres de Marilou Addison, Ginette Anfousse, François Barcelo, Natasha Beaulieu, Claude Beausoleil, Jean Bédard, Alain M. Bergeron, Lucie Bergeron, Marie-Claire Blais, India Desjardins, Michel Dorais, Jacques Godbout, Pierre Godin, Louis Hamelin, David Homel, Suzanne Jacob, Sergio Kokis, Marie Laberge, Micheline Lachance, Dany Laferrière, Monique LaRue, Yann Martel, Denis Monette, Pierre Morency, Lucie Pagé, Daniel Poliquin, Monique Proulx, Jocelyne Robert, Francine Ruel, Sonia Sarfati, Pierre Sormany, Michel Tremblay, Élisabeth Vonarburg… Et cette liste n’était pas exhaustive (voyez le communiqué de l’UNEQ).

Le 13 février 2019, l’UNEQ a rejoint une coalition de 36 organisations nationales et internationales signataires d’un Appel aux lecteurs et aux bibliothécaires de la part des victimes du « prêt numérique contrôlé ». En vain…

Des pertes pour les écrivaines et les écrivains

Une offre considérable de livres numériques sous droit d’auteur disponibles en quantité illimitées sur les sites web d’Internet Archive se traduit évidemment par moins de ventes directes de livres, donc moins de revenus pour les écrivaines et les écrivains.

De plus, à quoi bon négocier des licences pour produire une version électronique ou audio d’un livre imprimé quand Internet Archive s’est emparé de l’ouvrage, sans l’accord de l’ayant droit, pour le numériser et le mettre à la disposition de tous, gratuitement ?

Les ayants droit et leurs partenaires perdent aussi des revenus sur Internet. « Pour les œuvres disponibles sur les sites web autorisés, les clics sont de l’argent », rappelle la National Writers Union. « Les pages vues peuvent être monétisées de plusieurs manières. Le détournement du trafic web prive les sites légitimes de revenus même si le site pirate est exploité par une entité à but non lucratif et en distribue des copies gratuitement. »

Songez enfin aux risques d’un piratage accru quand n’importe quel internaute dans le monde peut télécharger un livre et diffuser davantage son contenu.

Quelles pistes de solution ?

La National Writers Union, on le mentionnait plus haut, a mobilisé des syndicats d’écrivains contre les pratiques abusives d’Internet Archive.

Les dirigeants de cette organisation ont toujours refusé de parler à la National Writers Union… jusqu’à la semaine dernière. Ils se disent maintenant ouverts à un « dialogue ».

Internet Archive affirme que les ayants droit peuvent exiger par un courriel que les copies numériques de leurs œuvres soient retirées de ses sites web. La National Writers Union a pu observer que les délais sont longs et que les livres ne sont pas toujours retirés, mais il vaut quand même la peine d’effectuer cette demande par écrit.

Passez à l’action

⇒ S’il y a lieu, exigez que votre œuvre soit retirée du site Internet Archive

⇒ S’il y a lieu, exigez que votre œuvre soit retirée du site Open Library

⇒ Une autre association américaine, The Authors Guild, a lancé une pétition pour exiger la fermeture de la « bibliothèque nationale d’urgence » d’Internet Archive