Mot de la présidente – juin 2016
À la mémoire de George Sand…
Par Danièle Simpson, présidente de l’UNEQ
Il y a quelques semaines, la vice-présidente de Réalisatrices équitables, Marie-Hélène Panisset, m’invitait à une rencontre de représentantes d’associations d’artistes préoccupées par l’inégalité entre les hommes et les femmes en culture. Ma première réaction a été de répondre qu’en littérature, les difficultés auxquelles étaient confrontés les écrivains ne faisaient pas de distinction de sexe. Les plaintes que nous recevions à l’UNEQ avaient trait au droit d’auteur et aux pratiques contractuelles, et cela valait pour les femmes comme pour les hommes. Depuis que j’ai été élue au conseil d’administration en 2000, jamais une femme ne nous a signifié avoir été l’objet de discrimination.
Puis, je me suis mise à la recherche d’articles qui feraient état de l’existence d’un certain sexisme dans le monde de l’édition.
Et j’ai trouvé.
Pas seulement dans l’édition, mais dans toutes les sphères d’activité en lien avec la publication d’un livre. Isabelle Boisclair, professeure titulaire au département des Lettres et communications de l’Université de Sherbrooke, a écrit sur le sujet un article particulièrement éclairant. Pour devenir un(e) écrivain(e) consacré(e), il faut, selon elle, gravir les échelons suivants :
- Être publié
- Être recensé
- Être primé
- Être enseigné
1. Le premier échelon est capital, bien sûr, et là-dessus, un autre article écrit par Catherine Nichols une écrivaine anglophone, m’a stupéfaite. Après avoir tenté, sans grand succès, d’intéresser une cinquantaine d’agents littéraires à son dernier roman en leur en envoyant un résumé et quelques pages (elle avait reçu deux réponses positives), elle a eu l’idée de tenter sa chance de nouveau, sous un pseudonyme masculin. Cette fois, surprise, elle reçoit 17 réponses d’agents intéressés à lire la totalité de son manuscrit. L’un d’eux, qu’elle avait déjà sollicité sous son nom de femme, non seulement lui réclame son manuscrit, mais après l’avoir lu, demande s’il peut le communiquer à un agent senior. Notez que ces agents littéraires ne sont pas tous des hommes…
Le constat de Catherine Nichols : « l’homme » qui avait écrit son roman travaillait 8,5 fois mieux qu’elle… » Et parce qu’il « travaille mieux », il a droit, dans les lettres de refus qu’on lui adresse, à des commentaires beaucoup plus encourageants que Catherine Nichols à qui l’un des agents reproche d’avoir créé un personnage principal féminin qui manque de courage. L’homme, lui, se fait dire que son roman est intelligent, bien structuré, captivant même. Certains agents se donnent la peine de lui prodiguer des conseils que… l’écrivaine a ensuite utilisés pour rédiger une version améliorée de son roman. Elle note d’ailleurs que les commentaires qu’on lui a faits en tant que femme avaient plutôt eu comme effet de la démotiver. Catherine Nichols parle de « unconscious bias », c’est-à-dire de préjugé inconscient, présent chez les hommes, mais aussi chez les femmes.
2. Ce préjugé inconscient est-il aussi agissant à d’autres échelons ? Il semble bien que oui. Isabelle Boisclair l’a vérifié en 2003 en recensant les comptes rendus littéraires de l’année et Lori Saint-Martin, auteure, traductrice littéraire et professeure au département d’Études littéraires de l’UQAM, à l’automne 2015. Entre les deux études, et malgré qu’il se soit écoulé 12 ans, il y a eu très peu de progrès.
En 2003, au Devoir, 73 % des œuvres qui ont fait l’objet d’une critique ou d’un compte rendu avaient été écrites par des hommes et 27 %, par des femmes. À La Presse, 72 % des œuvres avaient été écrites par des hommes et 28 %, par des femmes. Du côté des recenseurs, au Devoir, 54,5 % des œuvres recensées l’avaient été par des hommes et 45,5 %, par des femmes. À La Presse, 66 % des œuvres recensées l’avaient été par des hommes et 34 %, par des femmes. Conclusion : il y avait plus de femmes qui recensaient que de femmes recensées…
En 2015, six journaux ont été analysés, dont Le Devoir et Le Monde. Seulement 33 % des comptes rendus portaient sur des livres écrits par des femmes. On avait aussi attribué aux hommes, de façon très disproportionnée, les places les plus prestigieuses – page couverture, article vedette, sélection pour le livre de la semaine. (Pour en savoir plus…)
3. Au troisième échelon, celui des prix, quelle est la situation des femmes ? Pour en avoir une idée, j’ai examiné les listes des lauréats de certains grands prix. Voici le résultat :
- Le prix Nobel de littérature : depuis 1909 (date de la première attribution à une femme), il a été décerné 14 fois à des femmes sur 100 (dont 8 fois depuis 1991) = 14 %
- Le Goncourt a été attribué 11 fois à des femmes sur 113 depuis 1903 (dont 2 fois depuis 2000) = 10 %
- Le GG nouvelles et romans : de 1959 à 2015, 28 fois à des femmes sur 54 = 52 %
- Le GG essais et nouvelles : 11 fois à des femmes sur 55, depuis 1960 = 20 %
- Le GG poésie %: 11 fois à des femmes sur 34, depuis 1981 = 32 %%
- Le GG littérature jeunesse %: 18 fois à des femmes sur 28, depuis 1987 = 64 %%
- Le Grand Prix du livre de Montréal %: 10 fois à des femmes sur 50, depuis 1965 = 20 %%
- Le Prix des libraires, 8 fois à des femmes sur 22, depuis 1994 = 36 %%
- Le Prix Athanase David %: 13 fois à des femmes sur 47, depuis 1968 = 28 %%
Fin 2013, l’Observatoire des inégalités, un organisme fondé en France en 2003, réalisait une étude sur une large échelle temporelle et concluait %: « %Au total, sur 663 prix littéraires décernés depuis le début du XXe siècle, 16 % ont été attribués à des écrivaines, soit 108 femmes lauréates %».
4. Pour savoir si les œuvres des écrivaines font partie de façon égalitaire des programmes d’enseignement, il faudrait faire une recherche approfondie des plans de cours et des listes d’achats des coopératives scolaires, voire même des bibliothèques. On connaît tous des professeurs qui enseignent la littérature sans mettre d’œuvres de femmes au programme, ou si peu, la littérature écrite par les hommes étant, à leurs yeux, universelle. Si la littérature masculine est universelle, il n’y a pas de raison pour que la littérature féminine ne le soit pas aussi et, de ce point de vue-là, il faudrait peut-être se questionner sur le bien-fondé des cours de littérature féminine qui en font une littérature spécifique.
Les quelques heures que j’ai passées à me préparer à la rencontre organisée par les Réalisatrices équitables m’ont convaincue qu’il fallait créer à l’UNEQ un Comité sur l’égalité des hommes et des femmes en littérature dont l’objectif serait d’analyser l’impact du fameux « %préjugé inconscient %» identifié par Catherine Nichols et par d’autres. Comme il y a beaucoup d’hommes qui souhaitent sincèrement que le principe de l’égalité entre les sexes soit respecté partout, je crois qu’il est primordial que ce comité soit composé de femmes et d’hommes, pour les échanges, le choix des priorités, l’élaboration de solutions et la mise en œuvre d’actions. Les travaux du comité commenceront en septembre.