Et si les dirigeants de Radio-Canada relisaient l’énoncé de sa mission ?
Lettre ouverte publiée dans le journal La Presse – samedi 14 mai 2016
Ce ne sont pas seulement ses critiques qui l’affirment, auteurs, éditeurs et diffuseurs compris, mais c’est aussi la Loi sur la radiodiffusion, qui stipule que la Société a bel et bien l’obligation d’offrir une programmation répondant, d’une part, « aux intérêts et goûts de ceux que la programmation offerte au grand public laisse insatisfaits » et comprenant, d’autre part, « des émissions consacrées aux arts et à la culture ». La même Loi prévoit que Radio-Canada doit « contribuer activement à l’expression culturelle et à l’échange des diverses formes qu’elle peut prendre (…) comme au partage d’une conscience et d’une identité nationales ». Contribuer activement : les termes sont clairs.
Nulle part il n’est dit que les restrictions budgétaires la libèrent de ses obligations, ni que la littérature peut être exclue des formes d’expression culturelle. Et pourtant, ARTV, la chaîne culturelle de Radio-Canada, vient de retirer de sa programmation la seule émission littéraire qui y figurait. Dorénavant, si l’on parle des livres à la télévision de Radio-Canada, ce sera par petits topos saupoudrés ça et là et qui, en ce qui a trait au partage d’une conscience et d’une identité nationales, se révéleront parfaitement inutiles. Pourquoi ? Parce qu’une conscience et une identité nationales se construisent en profondeur. Toute autre forme d’intervention tient davantage de la peopolisation.
Le sondage sur les arts et la culture effectué récemment par l’Union des artistes (UDA) et qui dresse un portrait de la perception qu’ont les Québécois des artistes montre que non seulement 87% des répondants considèrent qu’ils sont utiles à la société, mais que parmi eux, ce sont les écrivains, à 58%, qui sont jugés les plus utiles. Le sondage révèle aussi que c’est par la télévision que la majorité des Québécois ont accès à la scène culturelle (76%). Comment justifier alors que, dans la programmation de la télévision d’État, la littérature soit totalement absente ?
Les émissions littéraires sont essentielles, comme la chaîne du livre composée des éditeurs, des libraires et des diffuseurs qui permettent aux auteurs de rejoindre leurs lecteurs : elles rendent visible un processus qui autrement resterait abstrait. Les écrivains sont des êtres solitaires qui travaillent dans l’ombre. Lire est aussi un acte solitaire, tout comme choisir ses livres dans la multiplicité des productions offertes. Quoi de plus stimulant alors que de découvrir des œuvres avec des lecteurs avertis, sinon professionnels, dont on sait qu’ils éprouvent la même passion que soi ? C’est ce qu’offrent les émissions littéraires : un partage qui sort écrivains et lecteurs de leur solitude, comme il sort l’œuvre de son anonymat. Les discussions autour des livres et les entrevues des auteurs, quand elles atteignent une profondeur digne du travail d’écriture, enrichissent l’expérience de la lecture parce qu’elles mettent en mots ce qui aurait pu rester simplement au niveau de l’intuition. Approfondir ce qu’on a lu augmente le plaisir de lire et met en place un processus d’identification au créateur comme aux autres lecteurs ; on solidifie ainsi la cohésion culturelle.
Les associations soussignées tiennent à rappeler à Radio-Canada et à ARTV qu’elles ne peuvent se dérober à leurs responsabilités à l’égard de la littérature, car elles sont au cœur du mandat culturel qui leur a été confié par la loi.
Danièle Simpson, présidente de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois
Émile Martel, président de l’Académie des lettres du Québec
Madeleine Stratford, présidente de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada
Marie-Fleurette Beaudoin, présidente du Regroupement du conte au Québec
Gaston Bellemare, président du Centre québécois du P.E.N. international
Daniel Allen Cox, président de la Quebec Writers’ Federation
Nicole Saint-Jean, présidente de l’Association nationale des éditeurs de livres
Nicole Haguelon, présidente de l’Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française
Julie Brosseau, présidente de l’Association québécoise des salons du livre