Les soirées de poésie : une forme littéraire ?
«Les textes lus ne sont pas toujours publiés, ils sont parfois
encore tout frais voire inachevés : les poèmes comme le public
y font acte de présence. Souvent menées par de petites organisations,
l’engouement pour ces soirées va par vagues, avec ses petits creux
et ses grands élans, la nécessité de la prise de parole
poétique se réaffirmant sans cesse. »
Par Marie-Paule Grimaldi
Depuis les premiers événements poétiques organisés par Janou Saint-Denis en 1959, le Québec fait la belle part aux soirées de poésie. Il y a les festivals qui s’y consacrent entièrement ou presque, ou encore les lectures qui accompagnent les lancements. Il y a aussi ces rassemblements ponctuels ou réguliers, dans de petites salles ou dans des parcs mais plus souvent dans les bars, où l’on vient dire et entendre le poème, en mode micro ouvert ou avec des poètes invités, pour l’amour de la poésie, mais également portés par la pulsion des rassemblements populaires. Les textes qui y sont lus ne sont pas toujours publiés, ils sont parfois encore tout frais voire inachevés : les poèmes comme le public y font acte de présence. Souvent menées par de petites organisations, l’engouement pour ces soirées va par vagues, avec ses petits creux et ses grands élans, la nécessité de la prise de parole poétique se réaffirmant sans cesse. La période actuelle ressemble plutôt à un tsunami où personne ne se noie : les propositions sont des plus nombreuses et très courues, sans pour autant se nuire les unes aux autres. Cette popularité affirme l’actualité du genre poétique, alors que celui-ci est des plus fragiles dans le milieu de l’édition. Ces soirées sont en soi une manière de vivre la poésie, et gardent celle-ci bien vivante.
Portant la marque de leur époque, chaque génération y définit son rapport à la littérature tout comme à certaines notions de vivre-ensemble, parfois même politiques ou existentielles. Les Nuits de la poésie, les soirées hebdomadaires Place aux poètes, les cabarets Gaz Moutarde, Poètes de Brousse ou Rodrigol ont à la fois réuni et formé des poètes. Souvent engendrée par un sentiment d’urgence, il s’agit à chaque fois de venir quelque peu secouer le milieu de la poésie, de le réveiller, d’éviter qu’il ne se referme sur lui-même. Fin 2006, l’arrivée du slam a eu cet effet, dans le pour et le contre, tous ne se reconnaissant pas dans son aspect hyper performatif et compétitif. Inspirées ou en réaction, différentes initiatives ont donné une réponse, offrant aujourd’hui des scènes diversifiées et marquées par un goût pour la liberté. Plus qu’un style en particulier, on recherche surtout la mise en action de la poésie.
Dans la dernière année, en français à Montréal seulement, on retrouve chaque mois les rendez-vous de Solovox, Vivement poésie, des compétitions de slam, et des micros ouverts des Slam Sessions, de Bistro Ouvert et nouvellement de Vaincre la Nuit, sans compter d’autres invitations irrégulières, notamment à La Passe et la Médiathèque littéraire Gaétan-Dostie. Pour Carl Bessette, organisateur de Bistro Ouvert, il s’agit d’offrir le plus d’ouverture possible pour créer une sorte de laboratoire de poésie. Le public, désormais entre 60 et 100 personnes, se renouvelle constamment, de même que les poètes, bien qu’un noyau dur y soit abonné.
De son côté, Vaincre la Nuit est une initiative du « doorman » du Quai des Brumes, prenant le risque d’inscrire la poésie et son écoute dans un bar à caractère festif. Avec un musicien qui accompagne ou non les poètes, l’assistance et les lecteurs sont jeunes, généralement tout juste arrivés à la vingtaine. Dès la deuxième soirée, le bar affichait complet et a dû refuser à la porte. Ailleurs au Québec, on se rassemble également autour de la poésie et son appel est entendu. Sutton a vu plusieurs initiatives dont Slam ton Sutton l’an dernier avec poètes invités en première partie, même chose à Sherbrooke avec le Slam du Tremplin, et Rimouski connaît aussi de belles soirées en ce genre. Dans Lanaudière, on retrouve depuis un an Micro Joliette dans la ville du même nom. Micro Joliette convie des poètes incontournables de la région comme Jean-Paul Daoust, ou fait venir de Montréal la mordante écurie des Éditions de L’Écrou, puis donne le micro aux poètes professionnels ou amateurs des alentours. L’organisateur Jocelyn Thouin prévoit un premier événement La poésie prend les parcs en juillet 2016 et ne manque pas de projet pour la suite des choses, selon la sensible question du financement, qui demeure particulièrement importante hors Montréal pour assurer la mobilisation poétique.
Si le lien au spectateur dans les soirées n’est peut-être pas aussi intime que celui avec le lecteur, chaque personne expérimente un moment unique dans l’écoute de la poésie. L’oralité trouve bien sûr sa place dans les soirées, mais ce sont pourtant bel et bien des mots écrits qu’on vient attraper. D’un autre côté, les soirées ne créent pas nécessairement plus de lecteurs, on y vient pour ressentir la poésie, on la laisse traverser tout le corps. L’abondance des micros ouverts génère peut-être plus de paroles poétiques que de littérature en soi, les amateurs qui s’y présentent hésitant eux-mêmes à se qualifier de poètes. Toutefois, le genre poétique trouve sûrement là une forme en soi, afin de survivre, comme une résistance, ou plutôt une résilience à une époque qui, quoiqu’en disent les marchés, n’est pas sourde à la poésie.