Bibliothèques scolaires / les inquiétudes du milieu

bibliotheque_scolaireUne bien trop longue introduction

J’ai en mémoire des jours de fouilles quasi archéologiques dans la bibliothèque scolaire bas-laurentienne que je fréquentais, adolescent. La lumière blafarde provenant du stationnement du personnel jetait ses griffures grises sur les tables usées et le tapis — ai-je rêvé ? c’était bien du tapis ? — tandis que j’effeuillais des volumes poussiéreux, au bord de la désintégration. Certains livres ne connaissaient pas encore la Russie post-éclatement, ridiculisaient l’éventualité d’une exploitation des sables bitumineux… Comme d’autres bouquins que nos adolescents y trouvent encore doivent toujours compter Pluton parmi le cercle restreint des planètes du système solaire.

Longtemps je me suis demandé qui avait choisi les livres que je retrouvais sur les rayons. Certains étaient si vieux qu’ils croupissaient sans doute là depuis des dizaines d’années. Et qui sait, j’étais peut-être le premier depuis des temps immémoriaux à m’y intéresser. C’était plus fort que moi, j’aimais les livres même, et peut-être surtout, lorsqu’ils étaient devenus depuis longtemps anachroniques. La carte d’emprunt glissée dans la pochette beige engluée à la deuxième de couverture révélait parfois un long, très long état de solitude. Je croyais être marginal, à l’époque — comme tout adolescent qui se respecte, sans doute — et je m’identifiais sans réserve à ces vieilles choses déphasées, oubliées, hors du monde. Même si elles m’exposaient des faits qui ne s’avéraient plus. Même si les taches et les plis encombraient leurs pages — et le fil de mes lectures.

Depuis le feu aux poudres

Il y a près de deux ans, un homme dont on n’entend heureusement plus guère parler — l’univers est ainsi fait que même les pires aberrations en viennent à se corriger, c’est une question d’équilibre — mettait le feu aux poudres, que dis-je, allumait un bruyant pétard mitraillette en affirmant que les écoles pouvaient bien couper leur budget d’achat de livres… « Il n’y a pas un enfant qui va mourir de ça et qui va s’empêcher de lire, parce qu’il existe déjà des livres [dans les bibliothèques] », avait-il énoncé.

Tandis que le nom et les frasques d’Yves Bolduc reviennent vous hanter (mille excuses, milady), je déballe enfin : j’ai rejoint récemment Katherine Fafard, directrice générale de l’Association des libraires du Québec (ALQ) pour avoir une idée de la situation du livre québécois dans les bibliothèques scolaires. Les effusions médiatiques autour des jambettes langagières de Bolduc, et toutes les répercussions qu’ont eu (au choix : son mépris/sa méprise) m’avaient laissé mijoter dans ce sentiment que les bibliothèques scolaires avaient peu ou pas de comptes à rendre, et que la situation dans certaines écoles était particulièrement préoccupante.

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Katherine Fafard (crédit: zphoto.ca)

Pour Katherine Fafard, la triste déclaration d’Yves Bolduc représentait un retour en arrière de dix, voire quinze ans. Effectivement, le milieu s’était battu au début des années 2000 afin de doter les bibliothèques scolaires d’un budget d’acquisition décent et de personnel compétent — des bibliothécaires dans les bibliothèques, voilà qui ne me semble pas abusif.

Nul n’est censé ignorer la loi…

Qui fait les acquisitions pour les bibliothèques scolaires? Comment sont-elles faites? Officiellement, les bibliothèques scolaires sont soumises à la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre (la Loi 51), ce qui implique que leurs achats sont soumis à des restrictions importantes — dont la nécessité d’acquérir leurs livres auprès de libraires agréés situés dans leur région administrative.

Elles doivent aussi rendre des comptes à la commission scolaire qui les chapeaute, qui elle, fera à son tour rapport au Ministère de l’éducation. Pour la directrice de l’ALQ, ce cadre procédural rend la loi difficile à appliquer : « Ce sont souvent des parents bénévoles qui effectuent les achats. Avec la meilleure volonté du monde… ils cherchent les rabais, n’ont aucune notion de collection… Une fois les livres achetés, par exemple chez Costco… La facture remise au directeur d’école… la reddition de compte est bien loin, et le retour/remboursement pas envisageable. »

Comme le recommandait l’INRS dans son évaluation de la Loi 51 parue en décembre 2015, il est primordial de mieux faire connaître la Loi auprès de tous les acteurs. Katherine Fafard abonde dans le même sens : le problème en est d’abord un d’éducation. Il faut connaître la Loi et la comprendre afin de l’appliquer. Et même si nul ne devrait pouvoir se défendre de ne pas connaître la Loi pour se défaire de ses obligations, l’absence de stabilité au sein de la direction de certains établissements scolaires, ainsi que le recours aux services de parents bénévoles pour les achats de livres des bibliothèques scolaires, ne sont pas pour améliorer les choses. Pour remédier en partie à ces difficultés, le gouvernement du Québec diffuse un guide d’acquisition, mis en ligne sur le site du Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MCC) afin d’orienter les responsables des achats, précisant bien l’obligation de faire affaire avec un libraire agréé de sa région.

Enfin, l’absence de réelles sanctions n’est pas pour convaincre les plus délinquants des acheteurs institutionnels. Selon un document officiel publié par l’ALQ en janvier 2016, (Document portant sur l’opportunité d’effectuer des modifications réglementaires et législatives en concertation avec le milieu du livre) : « Le contrôle de la Loi fait toujours défaut. À l’heure actuelle, une seule personne assure le suivi administratif de la Loi, le traitement des demandes d’agrément et des plaintes pour environ 220 libraires, 160 éditeurs, 12 distributeurs et 8 000 acheteurs institutionnels. À l’exception des bibliothèques publiques, qui déposent annuellement leurs rapports sur les acquisitions de livres, les acheteurs institutionnels ne font pas régulièrement l’objet de contrôle. »

Pour l’ALQ, le MCC devrait se doter des outils nécessaires pour faire respecter la loi, prévoir des sanctions plus sévères et se donner les moyens de les appliquer. Notons qu’il s’agissait aussi d’une recommandation de l’INRS qui avait mis le doigt sur cet élément dans la préparation de son volumineux rapport : « Pour de nombreux intervenants, à l’exception des écrivains et des distributeurs, il n’y a aucun ou pas suffisamment de contrôle. Cela est particulièrement criant en milieu scolaire, selon deux responsables de bibliothèques. » (p. 51)

Des inégalités marquées

Selon des statistiques fournies par l’ALQ, au cours de l’année scolaire 2014-2015, le montant global dépensé pour l’acquisition de livres (fiction ou documentaire) dans les écoles québécoises était de plus de 13,6 millions, pour près d’un million d’élèves inscrits (soit une moyenne de 13,80 $ par tête).

Nous notons toutefois qu’il y a une très grande disparité entre les budgets alloués à l’acquisition de livres par les différentes commissions scolaires. Par exemple, alors que la CS de la Moyenne-Côte-Nord dépensait un montant de 25,35 $ par élève, la CS des Samares (Lanaudière) ne consacrait que 3,80 $ à la même rubrique… Un triste record.

La directrice de l’ALQ dresse de la situation un portrait alarmant : « Les budgets actuels ne sont pas mêmes ce qu’ils devraient être si le gouvernement avait investi au fil des ans et augmenté le budget en fonction du nombre d’élèves… » Pour elle, un lien doit être fait avec la tristement célèbre sortie d’Yves Bolduc, même si celui-ci s’est rétracté : « Certaines commissions scolaires ayant compris qu’elles avaient le droit de ne pas acheter de livres, avaient passé ce budget à 0 $ … le mal était fait ! » Ne reste qu’à espérer que des moyens sérieux seront pris pour éviter de telles dérives. La Loi 51 doit non seulement être respectée, mais sans aucun doute rénovée afin que nos livres trouvent leur place dans les bibliothèques de nos écoles.