Élise et les fantômes

Un article de Bertrand Laverdure
Photos : Rita-Adèle Beaulieu

« Les parfums, tout comme les livres, ne sont-ils pas
des silhouettes de chats qui traversent les couloirs
bien après leur disparition? C’est ce que j’affirme
en tout cas. Ce sera tout pour mon art poétique. »
Le parfum de la tubéreuse, p.94.

Plus qu’une grande romancière contemporaine et poète essentielle, sans qui la littérature québécoise actuelle perdrait une partie de son identité singulière, Élise Turcotte est une militante. Une accablée du peu de poids que la culture tient de nos jours, quotidien taillé dans la grisaille austère, rétif au moindre effort intellectuel. D’ailleurs, c’est un « roman manifestif » qu’elle vient de publier, me confie-t-elle.

Le titre de son livre, Le parfum de la tubéreuse, fait référence autant à cette odeur musquée/boisée, fragrance difficile à extraire en parfumerie, qu’à une nouvelle de l’auteure chinoise Can Xue. Ce roman explore un univers à la fois gothique, kafkaïen et borgésien. Nous sommes ici dans le bunker qui broie le savoir, la délicatesse et la poésie.

Pour Élise Turcotte, « ceux qui défendent la littérature sont des fantômes, des revenants », signifiant par là tout à la fois l’immense montagne d’auteurs qui ne survivent que par leurs livres (la littérature ressuscite toujours quelque chose), mais également l’étrangeté qui vient avec la défense de l’art littéraire aujourd’hui, cette position toujours de plus en plus en marge, « silhouettes de chats » baignant dans l’acculturation grandissante. À travers ce livre, qui met en scène le fantôme d’une professeure de cégep condamnée à enseigner dans une prison conçue comme un panoptique, la poète s’ingénie à défendre l’intégrité d’un enseignement de la littérature qui n’aurait pas peur de la complexité des textes. L’auteure de Sombre ménagerie présente tout à la fois le désespoir de l’enseignante et cette si particulière rédemption qu’offre la création littéraire.

Ce projet, qui l’a accompagnée durant quatre ans, a trouvé sa nécessité au moment du printemps érable. À cette époque de temps durs où la trahison et les inimitiés se sont mises à éclater au grand jour. C’est là qu’elle a compris que son sujet serait la résistance et qu’elle écrirait par le fait même sur la politique : « En 2012, pendant le mouvement étudiant qui allait vite devenir une énorme crise sociale, je me suis trouvée dans l’impossibilité de continuer mes projets d’écriture. J’étais dans la rue, j’étais à débusquer les failles et les détournements du langage politique, et l’espace de la fiction, et même ceux de la poésie que j’ouvre si souvent pour prendre la mesure de la folie du monde, se sont refermés. » (À lire, l’entièreté de cet essai, Supplément au parfum de la tubéreuse, avec Kateri Lemmens et Élise Turcotte, sur chambreclaire.org.)

Élise 2La romancière se documente immodérément pour construire et composer ses livres qui n’en deviennent pas pour autant des briques. Sur sa terrasse ensoleillée, derrière une église à l’architecture gothique, justement, elle ne voit pas sur la table un roman court, mais un livre somme. C’est son livre bilan : qu’est-ce que la littérature, comment réagir à sa mise au rancart politique, comment devrait-on l’enseigner, et à quel point chaque bon livre, chaque bon travail d’étudiant contient son propre « art poétique ». Un terme qu’elle n’aime pas tant que ça, et auquel elle pourrait lui préférer « parfum » ou « silhouette ».

Solitaire attachante, sociable drôle, mais à la fois recluse, l’auteure de Guyana (Grand Prix du livre de Montréal 2011) a écrit son dernier roman dans son appartement de Montréal, mais c’est surtout dans un chalet en forêt, sans wi-fi et en campagne qu’elle a trouvé avec le plus d’acuité le fil littéraire qu’elle cherchait.

Pour finir, ma photographe et moi passons par son bureau officiel, à la proue de son logement, pour y humer les différents effluves de tubéreuse déclinés dans trois parfums qu’elle chérie.

Le dernier roman d’Élise Turcotte a une forte et prégnante note de tête, d’angoisse, de désespoir, de trahison culturelle, mais quelque moment après c’est sa note de cœur qui prend le dessus, au-delà de la mort, la poésie peut être un instrument de résistance et pour sa note de fond, on retrouve la musique de ses phrases et la littérature comme rédemption.

 

Pour en savoir plus

Élise Tucotte dans L’Île